La reine Elizabeth II et le duc d’Édimbourg arrivent à Jaipur en Inde, le 22 janvier 1961. Ils sont accueillis à l’aéroport par le gouverneur du Rajasthan Gurmukh Nihal Singh.
Le Royaume-Uni se retrouve orphelin. Buckingham Palace a annoncé officiellement la mort de la reine Elizabeth II. La défunte monarque, qui avait fêté en juin ses 70 ans de règne, avait vu sa santé se dégrader depuis près d’un an, sans que les causes ne soient jamais précisées. Depuis plusieurs mois, elle n’apparaissait que rarement en public. Sa dernière apparition eut lieu le 6 septembre, officialisant la nomination de Liz Truss au poste de Premier ministre.
Aujourd’hui, tout Albion pleure la disparition de sa souveraine. Elle a rendu son dernier soupir au château de Balmoral, en Écosse, où elle se trouvait depuis le 21 juillet pour sa traditionnelle retraite estivale. À la tête de son pays depuis 1952, la défunte a constitué le socle inamovible autour duquel s’est déroulée l’histoire de l’Angleterre postcoloniale, pleine de bruits et de fureur.
Une page d’histoire se tourne
Dès l’annonce de la nouvelle, des dizaines de milliers de Londoniens et de touristes, de tous âges, ont accouru dans le centre de la capitale pour venir s’incliner devant les grilles de Buckingham Palace, résidence officielle de la monarque britannique. Ils déposent devant le grand portail en fer forgé, qui une rose, qui un bouquet et qui un petit mot en hommage à leur reine. Quelque peu désemparés, les visiteurs les plus âgés restent longuement debout devant les grilles, levant leurs yeux embués vers le balcon vide du palais d’où la reine, toujours impeccablement habillée, a tant de fois salué la foule, entourée de sa famille et de ses proches. Les Britanniques vont devoir apprendre à vivre sans la présence rassurante de celle qui avait su incarner, dans toutes les circonstances, le meilleur de leur pays à l’histoire millénaire.
« Reine du Royaume-Uni, de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et de ses autres royaumes et territoires, chef du Commonwealth, défenseur de la Foi », tel était le titre officiel d’Elizabeth II, qui fut la doyenne des têtes couronnées en Europe. Reine depuis soixante-dix ans, elle avait brisé, le 9 septembre 2015, le record de longévité au pouvoir de sa trisaïeule, la reine-impératrice Victoria, qui avait régné pendant soixante-trois ans, sept mois et deux jours. Elizabeth II était au zénith de sa popularité, comme en témoignent les hommages qui lui avaient été rendus partout dans le royaume comme à travers les pays du Commonwealth, pendant les célébrations du soixante-dixième anniversaire de son règne en juin dernier.
Elizabeth II était une page d’histoire vivante. N’a-t-elle pas été l’interlocutrice de quinze Premiers ministres britanniques et de treize présidents américains ? Lors de son mariage avec le prince Philip en 1947, Gandhi lui avait envoyé un pagne confectionné dans une étoffe qu’il avait lui-même tissée. La reine a reçu à Buckingham Palace les leaders les plus prestigieux de la terre, de De Gaulle à Nelson Mandela, en passant par Walesa, Nehru, Tito, l’empereur Akihito et le couple Biden, pour ne citer que ceux-là. Une première page de cette longue histoire s’est close le 9 avril 2021, avec la disparition de son mari, le prince Philip, à l’âge de 99 ans et après plus de soixante-dix ans de mariage. Par leur longévité, le couple était devenu le symbole de la permanence de la monarchie britannique.
Lorsque la future souveraine est née en 1926, l’Angleterre régnait encore sur un vaste empire mondial sur lequel, selon la formule consacrée, le soleil ne se couchait jamais. Elle a connu la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, le début et la fin de la guerre froide, l’entrée du Royaume-Uni en Europe, la fin de l’État-Providence en Angleterre, la paix en Irlande et, last but not least, le « Brexit » (abréviation de « British exit »), voté par une majorité de Britanniques le 23 juin 2016. La sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne, survenue finalement le 31 janvier 2020 après trois ans et demi de chaos politique, a été un tournant historique majeur pour la société britannique, déchirée entre ceux qui étaient pour le Brexit et ceux qui étaient contre. Elle était restée d’une neutralité inébranlable pendant le psychodrame et s’était simplement contentée de s’attarder, dans son discours de Noël 2019, sur les commémorations du Débarquement en Normandie dont on venait de commémorer le 75e anniversaire, appelant les Britanniques à surmonter leurs divisions pour sauvegarder « la liberté et la démocratie remportées pour nous à un coût si élevé ».
Elle a incarné à sa manière les nombreux changements qui ont marqué son pays pendant son long règne, tout en restant dans son rôle de monarque constitutionnel qui ne s’ingère pas dans les affaires du gouvernement. Elle fut « une vraie reine moderne », pour citer François Mitterrand qui la côtoya en nombreuses occasions protocolaires.
Ambulancière pendant la guerre
Malgré les 41 coups de canon pour annoncer sa venue au monde le 21 avril 1926, il apparaissait peu probable dans les premières années de la vie de la future Elizabeth II qu’elle portât un jour la couronne britannique. Elle était la fille du fils cadet du roi George V (petit-fils de la reine Victoria). Selon la tradition, le trône devait revenir au fils aîné du roi qui, à la mort de son père en 1936, succéda à la tête du royaume sous le nom d’Edouard VIII. Mais la liaison de celui-ci avec une Américaine, deux fois divorcée, et son projet de l’épouser plongèrent le pays dans une crise constitutionnelle gravissime. Au bout de quelques mois d’un règne particulièrement controversé, le roi, sommé de choisir entre le royaume et son amante, abdiqua au profit de son frère cadet Albert, père d’Elizabeth. Celui-ci monta sur le trône sous le nom de George VI.
Ces événements bouleversèrent la vie d’Elizabeth et de sa sœur cadette, Margaret, qui avaient grandi jusque-là dans une relative intimité familiale. Devenue princesse héritière, Elizabeth dut se résoudre à apprendre le dur métier de reine. Cela consistait à vivre constamment sous l’égide d’un protocole rigoureux, mais aussi à prendre conscience des devoirs et des servitudes de la fonction royale. Dans ce domaine, elle eut de bons maîtres en ses parents dont l’attitude pleine d’empathie pour la population pendant le Blitz (bombardement de Londres pendant la Seconde Guerre mondiale) avait permis de rendre la monarchie populaire. Le couple royal avait refusé de quitter la capitale pendant la guerre.
Elizabeth elle-même participa à l’effort de guerre en rejoignant en 1944 l’armée de réserve en tant que chauffeur-ambulancière. La guerre terminée, elle se mit à accompagner ses parents pendant leurs déplacements à l’intérieur du pays, mais aussi dans les pays du Commonwealth. Le discours qu’elle prononça en 1947, lors d’un voyage en Afrique du Sud, s’engageant à « dédier sa vie à la grande famille impériale », était la feuille de route pour une vie qui a été entièrement consacrée au Royaume-Uni et au Commonwealth.
La prise de conscience des lourdes responsabilités qui lui incombaient en tant que future reine n’empêcha pas la jeune princesse de nouer une idylle avec son cousin éloigné, le prince Philip de Grèce, lui aussi descendant de la reine Victoria. Selon la légende, elle était tombée amoureuse de lui à l’âge de 13 ans. Le couple se maria en 1947 et eut quatre enfants : Charles (1948), Anne (1950), Andrew (1960) et Edward (1964).
Reine à 26 ans
Bien qu’elle eût été psychologiquement préparée pour accomplir sa charge royale, Elizabeth ne s’attendait pas à ce que son père disparaisse si tôt, à l’âge de 56 ans. Rendu célèbre par le film tiré de sa vie Le discours d’un roi, ce monarque, qui était incapable de prendre la parole en public, avait réussi, grâce au soutien de sa famille, à surmonter son handicap et à assumer son rôle de premier personnage de l’Empire britannique. En 1952, George VI mourut subitement dans son sommeil des suites d’un cancer du poumon. La princesse héritière était en déplacement au Kenya avec son mari Philip lorsqu’elle apprit le décès de son père. Elle n’avait que 26 ans.Rapatriée d’urgence, elle fut intronisée dès le lendemain de la mort du souverain. Son couronnement eut lieu seize mois plus tard à Westminster Abbey, une cérémonie flamboyante retransmise en direct à la radio et à la télévision.
Sous le regard complice de son mari, le Duc d’Édimbourg, la reine Elizabeth II revient de l’abbaye de Westminster à Buckingham Palace, à Londres, après son couronnement, le 2 juin 1953.
La jeune reine ne tarda pas à se rendre compte qu’en tant que monarque constitutionnel, elle avait en réalité très peu de pouvoir. Sa fonction politique se limitait à prononcer le discours annuel du trône, rédigé par le gouvernement. Elle était avant tout un symbole, celui de la continuité de l’État. Elle n’en prendra pas moins au sérieux ses audiences hebdomadaires privées avec le Premier ministre qui, en tant que chef de la majorité élue par le peuple, détermine la politique du gouvernement. Lorsqu’Elizabeth II accéda au trône en 1952, le Premier ministre qu’elle avait en face d’elle, tous les mardis matin, n’était autre que Winston Churchill. Cet artisan de la victoire anglaise contre l’Allemagne nazie fut son mentor. Il l’initia aux méandres de la vie politique intérieure et internationale.
Douée d’une grande intelligence politique, la jeune souveraine prit rapidement de l’assurance, s’intéressant de près à la marche du pays et du monde, n’hésitant pas à faire connaître aux Premiers ministres successifs ses positions sur la politique du gouvernement lors de leurs rencontres hebdomadaires, tout en s’assurant que ses opinions politiques exprimées en privé ne s’ébruitent guère en dehors du palais. D’ailleurs, pendant son long règne, personne n’a jamais pu dire si la reine était de gauche ou de droite. Elle n’a jamais donné d’interview aux journalistes. On sait seulement qu’elle fut une travailleuse infatigable, épluchant tous les matins les journaux et les dépêches venues du 10 Downing Street (la résidence du Premier ministre). Dans ses mémoires, Margaret Thatcher, qui rencontra la reine chaque semaine pendant dix ans, lui a rendu hommage, attirant l’attention sur l’application avec laquelle la souveraine lisait chaque matin les télégrammes diplomatiques importants et les dépêches. « La reine est sans doute la femme qui a la plus grande expérience politique et qui est la mieux renseignée du monde », avait écrit la « Dame de fer ».
D’ailleurs, en tant que « femme la mieux renseignée du monde », Elizabeth II connaissait les profondes divisions qui continuent de traverser son pays sur l’opportunité et les modalités de la séparation d’avec l’Union européenne votée par les Britanniques avec une courte majorité en 2016. Elle n’exprima pas pour autant son opinion à ce sujet, se contentant simplement d’appeler son peuple à faire preuve de respect les uns envers les autres, dans son traditionnel discours de Noël.
Europe, Commonwealth et Irlande
C’est en chef de l’État pragmatique qu’Elizabeth II abordait les bouleversements sociopolitiques majeurs, épousant instinctivement les infléchissements de l’Histoire. Elle avait notamment facilité l’entrée du Royaume-Uni dans l’Union européenne en entreprenant, dès 1965, un voyage historique en Allemagne qui a beaucoup contribué à la cicatrisation des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale.
La Grande-Bretagne doit aussi à Elizabeth II la transformation relativement sans drame de son empire en un Commonwealth multiracial, qui se veut une libre association des anciens territoires colonisés devenus indépendants. La reine avait très tôt compris que l’ancien régime colonial avait vécu et qu’aider les nouveaux États issus des anciennes colonies britanniques à se développer et à s’affirmer était le meilleur moyen de sauvegarder les intérêts économiques et politiques de l’Angleterre postcoloniale. D’où sa présence en 1961 à Accra, en Afrique de l’Ouest, où elle assista aux célébrations de l’anniversaire de l’indépendance du Ghana aux côtés de son président, Kwame N’Krumah.
En 1990, elle fit encore une fois preuve de son intelligence politique en faisant inviter Nelson Mandela, à peine sorti de prison, à la réunion des chefs d’État et de gouvernement du Commonwealth. Pour renforcer les liens avec les pays du Commonwealth, elle effectua plusieurs fois des tours quasi complètes du monde, des Tropiques aux antipodes, sur les traces de l’Empire en pleine mutation. Autre exemple de son sens de pragmatisme : le discours qu’elle prononça lors de son voyage officiel en République d’Irlande en mai 2011 contribua, malgré les controverses que ce voyage avait suscitées, à l’apaisement des tensions liées à sept siècles d’occupation britannique de l’Irlande. Elle scella ainsi la réconciliation entre les deux peuples.
« Annus horribilis »
Si sur le plan politique, Elizabeth II pouvait s’enorgueillir légitimement du bilan positif de ses années à la tête de son royaume, elle eut plus de mal à protéger sa vie familiale de la déliquescence. Son règne a été ponctué de scandales liés à la vie intime et aux frasques conjugales de ses enfants. Avec les tabloïds et les chaînes privées qui s’y sont mêlés, ces affaires ont parfois pris des proportions épico-comiques, faisant de la famille royale la risée de tous. Une des dernières fois, c’était en 2019 lorsque le prince Andrew, le deuxième fils d’Elizabeth II, fut accusé d’avoir eu des rapports sexuels avec des jeunes filles mineures. Le prince était, en effet, très ami avec le financier américain Jeffrey Epstein. L’homme était soupçonné de procurer des prostituées aux puissants de part et d’autre de l’Atlantique, dont le fils de la reine.
C’est en 1992, qualifiée d’« annus horribilis » par la reine en personne, que la dérive de la famille royale atteignit son comble, avec l’annonce de la séparation de trois des quatre enfants Windsor. Ce sont surtout les soubresauts de la séparation dramatique du prince héritier Charles d’avec son épouse, la très populaire princesse Diana, qui dégradèrent profondément l’image de la famille royale, devenue en quelque sorte l’exemple même de la famille dysfonctionnelle aux yeux des Britanniques.
L’image de la reine elle-même fut atteinte lorsqu’en 1997 la princesse Diana meurt dans un accident de voiture à Paris, plongeant le pays dans une crise d’hystérie collective inédite. Bouleversée, la population critiqua Elizabeth pour sa froideur envers son ex-belle-fille. Le trône vacilla, mais en prenant la parole à la télévision pour faire l’éloge de la « princesse du peuple », la reine réussit à faire baisser la tension qui régnait dans le pays. Grâce à son sang-froid et son sens du contact avec ses sujets, Elizabeth II sut retourner l’opinion publique en sa faveur.
La reine Elizabeth et son époux le prince Philip regardent les milliers de fleurs et hommages déposés devant le palais de Buckingham à Londres à la suite de la mort de la princesse Diana, le 5 septembre 1997.
La reine Elizabeth et son époux le prince Philip regardent les milliers de fleurs et hommages déposés devant le palais de Buckingham à Londres à la suite de la mort de la princesse Diana, le 5 septembre 1997. © AP
Quant à sa famille, celle-ci dut attendre les mariages des petits-fils d’Elizabeth II, William et Harry, en 2011 et 2018 respectivement, pour remonter dans l’estime du peuple britannique, attaché aux fastes royaux. Les deux mariages et les naissances des arrière-petits-enfants de la reine ont fait souffler un vent de fraîcheur sur la monarchie. Celle-ci connut toutefois une mini tempête lorsque Harry et son épouse américaine d’origine métisse, Meghan Markle, annoncèrenten début d’année 2020 leur volonté de mener une vie indépendante, en s’installant en Amérique du Nord, loin des tabloïds qui n’avaient pas été très tendres avec Meghan. La décision posait une question de statut pour le duc et la duchesse de Sussex, mais la reine était intervenue et avait contribué à apaiser la tension en donnant sa bénédiction au projet du couple, tout en déclarant combien elle était attristée de les voir quitter le carcan royal. Elle avait mis tout son poids dans la balance pour qu’ils puissent prendre le large, facilitant leur installation au Canada d’abord, puis en Californie. Cependant, les choses se gâtèrent entre la famille royale britannique et Harry et Meghan lorsqu’en mars 2021 le couple princier accorda une longue interview explosive à la télévision américaine, dénonçant une institution trop « réactionnaire » à leur goût, voire raciste, et incapable, selon les Sussex, de s’adapter au tournant multiculturel de la société britannique.
Malgré ces crises familiales qui ne manquèrent pas d’envenimer les dernières années de sa vie, la souveraine vieillissante vit sa cote de popularité remonter, grâce à son action infatigable en faveur de son pays. En 2015, âgée de près de 90 ans, elle pouvait se targuer d’avoir effectué 341 déplacements officiels. L’élan populaire suscité par les célébrations de son jubilé de platine en 2022 (70 ans de règne) fut la preuve du lien indéfectible du peuple britannique avec sa monarchie. En particulier avec Elizabeth II, qui sut exercer son métier de reine constitutionnelle avec dignité, savoir-faire et compréhension instinctive des attentes de ses sujets.
La proximité quasi instinctive de la souveraine avec les Britanniques explique sans doute que le courant républicain réclamant la suppression de la monarchie ne put jamais réellement décoller dans le pays pendant le règne d’Elizabeth II. Selon un sondage de l’institut YouGov réalisé récemment, 80% des Britanniques avaient une opinion positive d’Elizabeth II et 70% étaient en faveur de la monarchie. Avec Charles, successeur de la reine défunte, qui a une personnalité plus clivante, le risque de voir le républicanisme s’amplifier est réel. Sauf si le futur roi, s’inspirant du savoir-faire de sa mère, fasse sienne cette « discrétion distinguée et souveraine » qui a été la principale marque de fabrique du long règne de la reine regrettée. Et sans doute aussi le secret de sa popularité.